Journal pour Des Esseintes (1)

 

Étude du poème Prose pour Des Esseintes, de Stéphane Mallarmé (1885)

 

 

 

1992. Je révise la vie de Mallarmé. Né à Paris le 18 mars 1842 "dans la rue appelée aujourd'hui Passage Laferrière". Enregistré et baptisé sous le nom d'Etienne, mais portera celui de Stéphane. Sa mère meurt en 1847, de retour d'Italie (voyage + pèlerinage). Remariage du père en fin 48, union "précipitée et inconvenante". Numa-Joseph Mallarmé était sous-chef du bureau de l'Administration et des Domaines, au Ministère des Finances. Plus tard conservateur de l'Enregistrement à Sens.

Dès 1847, Stéphane et sa sœur Maria reviennent à la grand-mère et à son mari : éducation rigoriste. L'enfant est d'abord interne dans un pensionnat d'Auteuil. Quatre ans d'institutions religieuses. L'une réservée à  des nobles, Stéphane se fait passer pour noble. Peu de résultats et donc à quatorze ans lycée de Sens. Interne. En mai 51 communion de Maria. Il ne peut aller à Paris communier en sa compagnie : opposition du proviseur.

Maria meurt le 31 août 1857 : rhumatisme compliqué. Ici on peut observer que Mallarmé subit l'influence de Lamartine, Hugo, Chateaubriand, Virgile. Vers peu originaux. Elève ordinaire. 1859, année de "rhétorique". Le discours "d'usage" de M. Busy est en alexandrins.

1859-60 : cahier de vers, Entre quatre murs. Titre à  noter. Il imite Hugo.

A dix-huit ans : influence de Baudelaire. Cela va très loin.

On peut concevoir la révolte de Stéphane, sa révision des valeurs. La dérision, l'athéisme...

2 août 1992. Je suis seul à la maison. Malheureux. Il y a eu la mort de mes amis : Eydoux, puis Pierre Boujut. Aller-retour difficile à Jarnac, pendant la grève des routiers. Au retour l'auto m'a lâché... La pluie, la mort... 

Visite de Simone, elle écrit une pièce, reçoit des encouragements de Judith Magre.

Je reprends Mallarmé, je m'attache à  la Prose. L'île merveilleuse me rappelle Porquerolles. Paradis botanique. Image de Mallarmé mourant brutalement, en quelques heures, d'un étouffement. Anxieux tout d'un coup des papiers dont il sait qu'il ne pourra plus s'occuper.

Je retrouve un sonnet de Mallarmé, lu dans Poésie 40. Certes Mallarmé a fait mieux, mais l'analyse est affreusement bien menée. Je ne peux m'empêcher de penser à Numa "travaillant" sa femme qu'il aura bientôt fait de pleurer et de remplacer, au grand scandale de la bonne maman Desmolins.

Il est établi que Mallarmé cessa de croire à dix-sept ans, à la suite de la mort d'une amie, Harriet, qui s'ajouta à celle de Maria. Désormais, dit Kurt Waiss, "il évitera de nommer Dieu". Mauron s'étend sur cet événement. Il y voit, semble-t-il, une révolte contre le milieu social. Cf aussi Hugo : A Villequier.

Voici le sonnet :

Parce que de la viande était à point rôtie,
Parce que le journal détaillait un viol,
Parce que sur sa gorge ignoble et mal bâtie
La servante oublia de boutonner son col,

Parce que d'un lit, grand comme une sacristie,
Il voit, sur la pendule, un couple antique et fol,
Ou qu'il n'a pas sommeil, et que, sans modestie,
Sa jambe sous les draps frôle une jambe au vol,

Un niais met sous lui sa femme froide et sèche,
Contre ce bonnet blanc frotte son casque-à-mèche
Et travaille en soufflant inexorablement :

Et de ce qu'une nuit, sans rage et sans tempête,
Ces deux êtres se sont accouplés en dormant,
O Shakespeare, et toi, Dante, il peut naître un poète !

 

(sonnet demandé par Casalis à  Mallarmé, par lettre, en mai 1863) (Poésie 42, N°11)

Dans un article catholicisme de 1895, Mallarmé suppose "que l'on commence par les zèles ardus et par la sublimité", "ces exaltations dussent-elles avorter comme trésor enfoui".

Autre formule : "accouder le songe à  l'autel contre le tombeau retrouvé".

À rebours, livre phare à  cette époque. Cite Mallarmé. Des Esseintes aime Mallarmé. D.E. a perdu la foi, mais de temps en temps, il retrouve la foi de son enfance. "Une légende magnifique..." D.E. s'écrie : "Tout est fini ! Comme un raz-de-marée, les vagues de la médiocrité humaine montent jusqu'au ciel et elles vont engloutir le refuge dont j'ouvre malgré moi les digues. Ah ! Le courage me fait défaut et le cœur me lève ! Seigneur, prenez pitié du chrétien qui doute, de l'incrédule qui voudrait croire."

Dernière manifestation du prof.

De plus en plus obsédé par la Prose pour Des Esseintes. Je me la récite à  haute voix au cours de mes promenades. Elle a droit aux échos de Régalon, Vidauque, Malaucène. Jean-Pierre finit par la savoir par cœur. Nous décryptons.

Je me réfère aux livres sur Mallarmé, la vie par Mondor, et divers travaux que j'emprunte à  la médiathèque.

Très vite je simplifie selon ma tendance naturelle. Mallarmé disait qu'un enfant pouvait le lire, ce doit être vrai.

Je rêve de faire de cette prose un opéra avec trois lectures : la lyrique, exaltée, délirante, puis la dérisoire, réductrice, penaude, la troisième à  mi-chemin. Le chanteur qui s'impose : Renaud, si peu mallarméen... Et pourtant... J'en reste à mon idée. Mais je n'ose le consulter...

Anthologie de l'occultisme, par Amadou. La "Prose" y occupe une grande place. Cela plaisait à Mallarmé, au "mystificateur". Le sourire de Mallarmé...

Ce qui demeure dans la Prose c'est l'humour, chose peu visible d'ordinaire chez lui. Et pourtant, l'humour apparaît avec le mot "prose" qui ne fut compris que progressivement. "Prose, terme d'église. Hymne latine que l'on chante immédiatement avant l'évangile dans les grandes solennités, ainsi dite parce qu'on y observe seulement le nombre des syllabes, sans avoir aucun égard à  la quantité prosodique" (Littré). Exemple : le Dies irae. Pourquoi pas Baudelaire : Franciscae meae laudes ?

L'humour, disais-je. On a vu dans la Prose une comédie. On l'a comparée à  Candide. Je suis d'accord. Candide s'obstinant à croire au meilleur des mondes possibles n'est pas si loin de Stéphane cultivant son "hyperbole". On peut noter, tout au long du poème, les intonations agacées, les mots d'impatience du jeune héros aux prises avec ses contradicteurs. Je me dis qu'une bonne "lecture" du poème devrait commencer par là , la diction à haute voix dans l'éclairage de la comédie, avec intonations et gestes, sans oublier d'insister sur les rimes exactes, drôles, à  l'occasion "équivoquées". L'octosyllabe léger a son rôle.

Problème central : l'hyperbole (2). Ce mot ne peut être détaché de la précision donnée dès la deuxième strophe : l'hymne des cœurs spirituels. On pense au dieu sensible au cœur de Rousseau, mais aussi à  l'idéal, à la mysticité évoquée par Mallarmé lui-même, il semble que l'hyperbole englobe toute vision spirituelle du monde, y compris évidemment l'univers des idées de Platon. C'est le "lieu où vivre" du Cygne. C'est en résumé "l'ampleur" opposée à  l'étroitesse de la routine, et à l'enfance verrouillée...

Mais il ne faut pas oublier que l'hyperbole dans les dictionnaires, c'est l'exagération. En rhétorique, et ailleurs. Mallarmé ne peut l'avoir ignoré en ce poème où les lis grandissent trop vite et où l'on finit sur l'image du trop grand glaïeul. Cet effort pour bien voir jusqu'où on peut aller "trop loin" contribue à la drôlerie du poème, qui ne cesse d'en rabattre tout en disant le contraire.

Les interprétations données sont le plus souvent excessives pour n'avoir pas vu cette double acception de l'hyperbole.

 

le grabataire
inspiré
décide d'écrire
un opéra
il tient le sujet
la prose
expliquée
disséquée
promulguée
pour
des esseintes
il tient le chanteur
celui qui ressemble à un mécano
si émouvant
qui piaffe dans le mélo
vulgaire et génial
renaud

les acteurs seront
maximus qui rêve aux anges
pétrus le négateur
silvius qui réfléchit
mais aussi la mère, la grand-mère, maria la morte
candide, platon
le vert paradis
le proviseur.

les ponctuateurs qui donnent
des sens opposés
l'étouffement 

huysmans, sa conversion et surtout
sa mort
en bouillie
crachant sa vie, ses dents, sa foi
certains n'ont pas intérêt à  mourir contre leurs idées

la vérité impossible
et mallarmé le sait
la vérité qui dépend d'une virgule
déplacée

 

 

Voici la photocopie de la Prose, avec une première version qui apporte peu, sinon peut-être strophe XI la ponctuation du premier vers. 

Je reprends ensuite, pas à  pas.

On peut d'emblée observer le plan ; un modèle.

Les deux premières strophes : entrée en matière.

Les strophes trois à douze : le récit.

Les strophes treize et quatorze : conclusion, dénouement.

 

La Prose pour Des Esseintes

 

1ere version

(sans titre)

I

Indéfinissable, ô mémoire
Par ce midi, ne rêves-tu
L'Hyperbole, aujourd'hui grimoire
Dans un livre de fer vêtu?

II
Car j'installe par la Science
L'hymne des cœurs spirituels
En l'œuvre de ma patience,
Atlas, herbiers et rituels. 

III
Nous promenions notre visage -
Nous fûmes deux ! je le maintiens,
Sur maints charmes de paysage
Aurais-je su dire : les tiens!

IV
L'ère d'infinité se trouble
Lorsque, sans nul motif, on dit
De ce climat que notre double
Inconscience approfondit,

V
Que, sol des cent iris, son site,
Ils savent s'il a, certe, été,
Ne porte pas de nom que cite
Entre tous ses fastes, l'Eté.

VI

Oui, dans une île que l'air charge
De vue et non de visions,
Toute fleur s'étalait plus large
Sans que nous en devisions.

VII
Telles, immenses, que chacune
Ordinairement se para
D'un lucide contour, lacune
Qui du jour pur la sépara.

VIII
Obsession! Désir, idées,
Tout en moi triomphait de voir
La famille des iridées
Connaître le nouveau devoir.

IX
Mais cette sœur, sensée et tendre,
Ne porta ses regards plus loin
Que moi-même : et tels, les lui rendre
Devenait mon unique soin.

X
Oh! sache l'Esprit de litige,
A cette heure où nous nous taisons,
Que de multiples lis la tige
Grandissait trop pour nos raisons,

XI
Et non, comme pleure la rive!-
Car le jeu monotone ment
Pour que l'ampleur de l'île arrive
Seul, en mon jeune étonnement

XII
D'entendre le Ciel et la carte
Sans fin attestés sur nos pas
Par l'onde même qui s'écarte,
Que ce pays n'exista pas !

 

 

 

 

 

 

Les strophes XIII et XIV n'existent
que dans la deuxième version.

 

2eme version

Prose pour des Esseintes

I

Hyperbole ! de ma mémoire
Triomphalement ne sais-tu
Te lever, aujourd'hui grimoire
Dans un livre de fer vêtu :

II
Car j'installe, par la science,
L'hymne des cœurs spirituels
En l'œuvre de ma patience,
Atlas, herbiers et rituels.

III
Nous promenions notre visage
(Nous fûmes deux, je le maintiens)
Sur maints charmes de paysage,
O sœur, y comparant les tiens.

IV
L'ère d'autorité se trouble
Lorsque, sans nul motif, on dit
De ce midi que notre double
Inconscience approfondit

V
Que, sol des cent iris, son site,
Ils savent s'il a bien été,
Ne porte pas de nom que cite
L'or de la trompette d'Eté.

VI
Oui, dans une île que l'air charge
De vue et non de visions
Toute fleur s'étalait plus large
Sans que nous en devisions.

VII
Telles, immenses, que chacune
Ordinairement se para
D'un lucide contour, lacune,
Qui des jardins la sépara.

VIII
Gloire du long désir, Idées
Tout en moi s'exaltait de voir
La famille des iridées
Surgir à ce nouveau devoir.

IX
Mais cette sœur sensée et tendre
Ne porta son regard plus loin
Que sourire, et comme à l'entendre
J'occupe mon antique soin.

X
Oh! sache l'Esprit de litige,
A cette heure où nous nous taisons,
Que de lis multiples la tige
Grandissait trop pour nos raisons

XI
Et non comme pleure la rive
Quand son jeu monotone ment
A vouloir que l'ampleur arrive
Parmi mon jeune étonnement

XII
D'ouïr tout le ciel et la carte
Sans fin attestés sur mes pas
Par le flot même qui s'écarte,
Que ce pays n'exista pas.

XIII
L'enfant abdique son extase
Et docte déjà  par chemins
Elle dit le mot : Anastase !
Né pour d'éternels parchemins,

XIV
Avant qu'un sépulcre ne rie
Sous aucun climat, son aïeul,
De porter ce nom : Pulchérie !
Caché par le trop grand glaïeul.

 

 

I

Hyperbole ! de ma mémoire
Triomphalement ne sais-tu
Te lever, aujourd'hui grimoire
Dans un livre de fer vêtu :

II
Car j'installe, par la science,
L'hymne des cœurs spirituels
En l'œuvre de ma patience,
Atlas, herbiers et rituels.

 

Prélude. Deux strophes qui disent tout, et définissent la double signification du poème. L'hyperbole est invoquée d'entrée, non sans emphase, "triomphalement". Elle s'intègre à un souvenir. Le sixième vers donne une précision : "L'hymne des cœurs spirituels" la situe en pleine mysticité. "L'absolu de la poésie" disent les commentaires. Certes, et plus loin le monde des idées, l'ampleur.

Mais cette vision débouche sur l'art, le travail poétique. La patience va avec la science. Cependant, ne pas s'illusionner : on descend d'un étage. Ici le monde devient atlas, la flore herbier, la mystique rituel. Dès ces deux strophes, le mouvement réducteur du poème est affirmé, précisé. On va descendre de l'extase au texte travaillé.

Le mot mémoire annonce un souvenir, et la suite en est le récit. Récit, et même comédie. 

 

III
Nous promenions notre visage
(Nous fûmes deux, je le maintiens)
Sur maints charmes de paysage,
O sœur, y comparant les tiens.

IV
L'ère d'autorité se trouble
Lorsque, sans nul motif, on dit
De ce midi que notre double
Inconscience approfondit

V
Que, sol des cent iris, son site,
Ils savent s'il a bien été,
Ne porte pas de nom que cite
L'or de la trompette d'Eté.

 

Voici donc le récit : une promenade à deux. Contestée. Par qui ? Le voisinage, peut-être même, et d'abord, les parents. "L'ère d'autorité" se manifeste une fois de plus. Mais contestée. Mallarmé s'énerve, il grogne, ses mots sont chargés d'impatience, de gestes. Le ton est grinçant. "Nous promenions notre visage" : expression désinvolte, sinon loufoque. Personne ne semble s'en être avisé. Et ce fut une promenade à deux. Evidemment, on ne le croit pas. "Nous fûmes deux, je le maintiens". On lui dit que la jeune femme, il l'a tout simplement rêvée. Mais il ne renonce pas à cette scène où d'ailleurs les charmes du paysage et ceux de la compagne furent comparés. La sœur ? Le Mallarmé de Seghers fait une longue liste de femmes possibles. Mauron croit à la véritable sœur de Stéphane, Maria, morte à quatorze ans, il en avait dix-sept. Peut-être, ou bien un "double" de Stéphane. En tout cas ils étaient jeunes, inconscients, et douter de leur présence est "sans nul motif". Même problème avec le site. "Ils savent s'il a bien été". Les adversaires ne croient pas à cette contrée. "Ils savent s'il a bien été". Haussement d'épaules... Les commentateurs n'ont pas manqué d'interpréter, voyant en ce midi une époque symbolique de l'homme, que sais-je. Mais n'est-ce pas simplement un site méridional, connu récemment certes par Mallarmé.

(Mauron évoque une sieste que Mallarmé aurait eue à Bandol, où il aurait rêvé, et de ce lieu il pouvait s'évader vers quelqu'une des îles d'Hyères...)

On le dirait, avec ses iris, chamaeiris, peut-être. On objecte qu'il n'est pas dans les dépliants touristiques (j'exagère ?), qu'il n'est pas proclamé par "l'or de la trompette d'été". C'est un peu court, j'en conviens, mais je suis fermé aux symboles. Ce qui rend la scène inoubliable, c'est la fureur de celui qui la raconte, de ce Candide dont le meilleur des mondes est mis en doute.

 

VI
Oui, dans une île que l'air charge
De vue et non de visions
Toute fleur s'étalait plus large
Sans que nous en devisions.

VII
Telles, immenses, que chacune
Ordinairement se para
D'un lucide contour, lacune,
Qui des jardins la sépara.

VIII
Gloire du long désir, Idées
Tout en moi s'exaltait de voir
La famille des iridées
Surgir à ce nouveau devoir.

 

Toujours répondant à ses contradicteurs, Stéphane affirme que la promenade à deux eut lieu en une île bien réelle "que l'air charge de vue et non de visions". C'est peut-être le vert paradis des amours enfantines évoqué par Baudelaire. On y voit des fleurs plus grandes que nature, et surtout nimbées, bordées d'un "lucide contour" qui les différencie, je suppose, des fleurs ordinaires. Je retrouve là  mes souvenirs de Porquerolles, mais ne pas divaguer. Voici les fleurs aimées par Des Esseintes. Platon est là , et les iridées deviennent idées, ce qui implique pour elles un nouveau "devoir". Mais bien noter que, contrairement aux idées Platoniciennes, elles sont le fruit d'un "long désir". L'hyperbole est créée, sortie du dedans. Mais Stéphane est en plein rêve, Candide a devant lui le meilleur des mondes possibles.

 

IX
Mais cette sœur sensée et tendre
Ne porta son regard plus loin
Que sourire, et comme à l'entendre
J'occupe mon antique soin.

X
Oh! sache l'Esprit de litige,
A cette heure où nous nous taisons,
Que de lis multiples la tige
Grandissait trop pour nos raisons

XI
Et non comme pleure la rive
Quand son jeu monotone ment
A vouloir que l'ampleur arrive
Parmi mon jeune étonnement

XII
D'ouïr tout le ciel et la carte
Sans fin attestés sur mes pas
Par le flot même qui s'écarte,
Que ce pays n'exista pas.

 

Et voici que l'hyperbole bascule, et c'est la sœur qui s'en charge, elle sourit. Il est troublé, et aujourd'hui, dans l'acte de mémoire, il tente de l'entendre, de la comprendre. N'est-elle vraiment que la part raisonnable de Mallarmé ? Je crois à la sœur, car il semble bien revoir son sourire. Il ne l'interroge pas, parce qu'elle est morte.

Dès lors il fait une concession, la première à cet "esprit de litige" qui depuis le début le conteste, le contrarie. Il reconnaît l'exagération, il accueille la deuxième hyperbole. La tige des lis était devenue trop grande (cf le trop grand glaïeul du dernier vers). Pour nos raisons : pour être admise, raisonnablement. (A nous faire perdre la raison, explique Mauron. J'en doute.) Mais s'il recule, il ne va pas plus loin, il condamne ses adversaires sans imagination qu'il assimile à la "rive", le bord de l'île où rien ne se passe, où tout stagne. Cette rive qui "pleure", c'est-à-dire : affirme en pleurnichant "que ce pays n'exista pas".

La première version contient un tiret après le mot : la rive. Je pense qu'il suggère un élan, un saut à pieds joints jusqu'à : "que ce pays n'exista pas".

Il est possible d'imaginer une parenthèse de "quand son jeu" jusqu'à "s'écarte", six vers par dessus lesquels la phrase saute, non sans humour.

La parenthèse dit ce que la rive refuse, refuse d'admettre. Son jeu monotone ment à vouloir (refuse d'admettre) que l'ampleur arrive dans l'esprit du jeune Candide, qui voit dans le mouvement des flots la présence de l'univers. Faut-il penser aux marées ? Du moins il est étonné, il s'émerveille de voir l'ampleur. Candide ne s'avoue jamais battu !

 

XIII
L'enfant abdique son extase
Et docte déjà  par chemins
Elle dit le mot : Anastase !
Né pour d'éternels parchemins,

XIV
Avant qu'un sépulcre ne rie
Sous aucun climat, son aïeul,
De porter ce nom : Pulchérie !
Caché par le trop grand glaïeul.

 

Les deux dernières strophes concluent. La seconde hyperbole a gagné. Tout va finir par des mots. Et d'abord deux mots qui ont passionné les exégètes, les ont entraînés loin, trop loin assurément. Cf Anthologie de l'occultisme, Amadou.

C'est la sœur, qui vient justement de sourire, qui remet les choses en place. Elle "abdique" son extase et regarde la réalité. Elle est "docte" et dit le premier mot : Anastase. Ce mot évoque une situation élevée, étymologiquement ; je crois cela, plutôt que l'idée de résurrection, qui repose sur une tradition. Le mot est donné avec ironie semble-t-il dans une prose (encore une !) à Casalis. Docte, cette "sœur" qui semble bien représenter la moitié raisonnable de Mallarmé, voit ce que cette réalité va permettre : d'éternels parchemins. Ils répondent au grimoire de la première strophe. La rime équivoquée (par chemins - parchemins) laisse deviner une dérision. Mais Mallarmé ne doute pas qu'on va le prendre au sérieux. L'hyperbole grossissante a la vie dure au siècle de Hugo...

Le second mot est un "nom" : Pulchérie. Il s'agit assurément de l'art, on retrouve ce qui est dit dès la seconde strophe. Le poème qui n'est autre qu'un tombeau, un sépulcre, lequel rit, dérision. Noter que l'art ainsi désigné n'a pas de support élevé, il ne descend "d'aucun climat, son aïeul", bref il arrive de nulle part ! Mais il apparaît, après avoir été caché par la triomphale hyperbole, le "trop grand" glaïeul. L'illusion mystique ou platonicienne qui n'était que le fruit d'un long désir cède la place au "texte". Finalement une collection de rimes riches, drôles.

La défaite de Candide est d'autant plus complète qu'il a tenu jusqu'au bout, jusqu'à refuser l'idée que "ce pays n'exista pas". Ce qui reste, un sépulcre, ne descend de rien, ne se relie à rien. Cf l'autel, une dalle posée sur rien...

Mais l'illusion a permis de vivre.

P.S. Je n'ai rien à opposer au poème des illusions perdues... Pas absolument, car notre siècle a cultivé l'Utopie. Ici également ce pays exista. Mais il se sépare bien de la mysticité mallarméenne. En 2001, l'utopie semble bien peu suivie. Cf le communisme et aussi l'idéalisme qui fit naître mai 68.

A Jarnac, j'ai découvert en 1950 le lieu où vivre, et répandu des slogans du genre : "La poésie est déclarée, soyez heureux". Une réalité de vie s'ajoutait comme une preuve. L'été, les vacances, le pré de Jarnac, "les idées courtes - qui portent loin".

Impossible de dire que ceci n'exista pas. Mais pour nous mai 68 fut la brève irruption de l'Utopie dans la vie réelle. Cela devait finir avec le discours de De Gaulle, rentrez chez vous, discours si attendu pour que tout rentre dans l'ordre à la veille des vacances.

 

Pierre Chabert

 

 

(1) Des Esseintes est le nom d'un personnage d'À rebours, roman de Huysmans (1884). La Prose pour Des Esseintes (1885) est une réponse de Mallarmé à Huysmans (qui fut l'un des premiers - avec Verlaine - à reconnaître la valeur de son œuvre). Les romans de Huysmans (à partir d'À rebours) et les poèmes de Mallarmé ont joué un rôle déterminant dans la naissance du Symbolisme, mouvement défini en 1886 par Jean Moréas. Le dialogue entre Huysmans et Mallarmé porte non seulement sur l'art, mais aussi sur la religion : le premier se convertira au catholicisme en 1895, tandis que le second, après avoir reçu une éducation religieuse, prendra ses distances avec la religion et mettra sa "mysticité" au service de la création poétique.

(2) En rhétorique, une parabole est une comparaison (ou une allégorie) ; une hyperbole est une exagération.
"L'hyperbole exprime au-delà de la vérité, pour ramener l'esprit à la mieux connaître" (La Bruyère).